Apprentissage des mots qui expriment un sentiment ou une émotion

  • 12 minutes de lecture

Comment avez-vous appris à mettre un nom sur vos états émotionnels ; des mots tels que « triste » ou « fatigué » ? Ce blog vous donne des solutions pour enseigner les mots qui permettent d'exprimer un sentiment. Il est particulièrement destiné aux utilisateurs de CAA.

Sally est une jeune fille heureuse, pleine d'entrain et qui affiche, la plupart du temps, un grand sourire. Mais aujourd'hui, c'est différent. Elle est silencieuse et s'accroche à sa mère. Que se passe-t-il ? A-t-elle peur ? Est-elle fatiguée ? Est-elle triste ? Sally ne parle pas mais elle utilise son système de CAA, par exemple Proloquo2Go, pour demander ce qu'elle veut. Alors, vous naviguez jusqu'à la page sentiments de son système de communication et vous lui demandez « comment tu te sens ? ». Sally vous montre le mot « heureuse », mais cela n'a pourtant pas l'air d'être le cas.

Bobby est passé maître dans l'art d'établir des correspondances entre les visages qui se trouvent sur le poster des « sentiments » affiché dans la classe, et un mot ou un symbole de son cahier de communication. Montrez-lui n'importe quel visage et il trouvera le symbole correspondant. Il commence également à pouvoir faire correspondre un mot prononcé avec un symbole.

Il a acquis ces compétences par la répétition et les compliments obtenus lorsqu'il trouve la bonne réponse. Mais cela n'aide pas Bobby à trouver une réponse à la question suivante : « comment tu te sens ? » Lorsqu'on lui pose la question, il choisit un symbole de manière aléatoire et dit alors qu'il est heureux alors qu'il sanglote ou qu'il est furieux alors qu'il rigole. Il est capable de faire correspondre ces mots avec des symboles sans pour autant connaître leur signification.

Sensations et sentiments

Les mots qui expriment des sentiments appartiennent à un lexique spécifique. Il est impossible de les désigner en les pointant du doigt comme pour les objets (« regarde, c'est un chien ! ») ou de les enseigner comme on peut le faire pour les couleurs (« cette couleur, c'est du bleu »). Les sentiments sont liés à une émotion que l'on ressent dans notre for intérieur.

Pensez à ce que vous ressentez lorsque vous êtes triste. Sentez-vous comme un poids dans votre poitrine ou une boule dans la gorge ? Respirez-vous lentement ? Regardez-vous vers le bas ? Est-ce que votre posture manque de tonus ? Bougez-vous lentement ou pas du tout ? Vous avez appris, avec le temps, à associer ces sensations physiques au mot « triste ». Lorsque quelqu'un montre des signes similaires, vous lui attribuez également ce qualificatif.

Maintenant, pensez à la sensation que vous éprouvez lorsque vous êtes fatigué. Manquez-vous de tonus ? Regardez-vous vers le bas ? Bougez-vous lentement ou pas du tout ? Vos yeux ont-ils l'air abattus ?

Si quelqu'un vous voyait dans cet état, cette personne dirait de vous que vous avez l'air triste. Vous savez que vous êtes fatigué parce que vous ne ressentez pas de poids dans la poitrine ni de boule dans la gorge. Vos muscles sont douloureux et manquent de dynamisme. Vous sentez que vos yeux se ferment tous seuls et que vous êtes sur le point de vous endormir. Les sensations physiques que vous ressentez vous indiquent que vous êtes fatigué mais que vous n'êtes pas triste.

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Apprendre les mots qui traduisent des émotions

Comment avez-vous appris à mettre un nom sur vos états émotionnels ; des mots tels que « triste » ou « fatigué » ? Ce n'est pas inné ! Comme pour tous les mots que vous avez appris lorsque vous étiez jeune, ils ont été prononcés par adultes de votre environnement proche. Vous avez appris à associer les sons qu'ils produisaient avec ce que vous voyiez, entendiez et ressentiez dans votre environnement. Quelle est cette chose étrange qui vous lèche le visage et qui aboie ? Vous entendez constamment le son « chien » lorsque cela se produit. Et, bien sûr, vous finissez par associer le mot « chien » avec l'animal. Quelle est cette petite chose ronde et rouge que vous lancez ? Les gens emploient constamment le mot « balle » pour la désigner. Ils la regardent, la ramassent et disent « balle ». Vous pensez donc que c'est le mot qui convient.

Voici comment les humains apprennent les mots. Mais, la tâche est plus aisée lorsqu'il s'agit d'associer un mot à un concept ou à une idée totalement détachée de votre personne. Lorsque vous apprenez un nom, vous pouvez visualiser, toucher ou entendre l'objet associé au moment où celui-ci est prononcé. De la même manière, lorsque vous apprenez un nouveau verbe d'action, vous pouvez visualiser l'action se dérouler au moment où le verbe est prononcé. Vous pouvez voir ou sentir les couleurs, les formes, et les textures lorsque l'on prononce un adjectif. Vous êtes cependant le seul à savoir ce qui passe à l'intérieur de vous. C'est ce qui rend l'enseignement des mots exprimant une émotion, particulièrement difficile.

En général, les enfants en plein développement apprennent ce vocabulaire progressivement. Même s'ils commencent seulement à utiliser ces mots, il est probable qu'ils ne les utilisent pas à bon escient. Par exemple, il est possible qu'ils disent de quelqu'un qu'il est en colère alors que cette personne est en fait très surprise ou triste. Cela prouve à quel point il est difficile d'interpréter les émotions des autres à partir des signes extérieurs que l'on peut percevoir. Les enfants âgés de 2 à 5 ans commencent à utiliser les mots qui désignent des émotions dans un certain ordre (Widen, S.C. & Russell, J.A., 2008) :

  • Heureux/Content
  • En colère
  • Triste
  • Effrayé
  • Surpris
  • Dégoûté

Même après avoir appris ces mots de base, ils ne sont capables de les utiliser correctement que dans 75% des cas.

Enseigner les mots qui traduisent des émotions

Pour apprendre un mot, il faut comprendre le concept qu'il représente. Pour la majorité des mots qui désignent quelque chose de concret, c'est assez simple. Pour apprendre le nom d'un objet, montrez l'objet du doigt et prononcez le mot. Pour une action, prononcez son nom lorsque vous la réalisez. Mais les émotions sont des sensations qu'éprouve une personne dans son for intérieur. Chacun montre ses émotions d'une manière différente. Comment pouvons-nous enseigner ces mots ?

La meilleure façon de le faire est de prononcer le mot lorsque vous pensez que la personne qui se trouve près de vous ressent cette émotion. De cette manière, lorsqu'un enfant pleure parce qu'il ne peut pas avoir ce qu'il veut, vous pouvez dire « je crois que tu es contrarié ». Ainsi, l'enfant entend le mot au moment où il ressent l'émotion correspondante. Il faudra certainement répéter la même opération plusieurs fois pour que le mot soit mémorisé, mais l'enfant finira par associer son émotion avec le mot en question.

Bien sûr, nous ne pouvons pas faire exprès de rendre un enfant triste ou de le mettre en colère dans le simple but de lui apprendre les mots associés à ces émotions ! La prochaine étape consiste à qualifier ces émotions lorsqu'elles surviennent dans notre environnement. On peut y parvenir à diverses occasions, par exemple, lorsque d'autres parents qualifient leurs propres émotions et sentiments. « Je ne retrouve pas mes clés. Je me sens contrarié ! ». Un parent peut aussi qualifier les émotions du frère ou de la sœur de l'enfant : « Lisa pleure très fort ! Elle doit avoir faim ou être fatiguée ». « Ahmed hurle et tape du pied. Il a l'air furieux ! »

Les images ne permettent pas de raconter une histoire complète.

On peut également utiliser des livres, des films ou des émissions de télévision dans lesquels les personnages ressentent des émotions particulières. « Elmer ne parvient pas à attraper Bugs Bunny. Je crois qu'il est contrarié !' » Le recours aux films et aux livres présente plus d'avantages que le fait d'utiliser des photos représentant des expressions faciales. Les travaux de recherche ont montré qu'il peut être difficile d'identifier des émotions à partir d'images statiques. Une seule image ne contient pas assez d'informations. Il n'est évidemment pas possible de voir le corps en action, d'entendre le ton d'une voix, d'évaluer le rythme de la respiration ou encore une posture. Ainsi, une vidéo montre plus de détails et permet de mieux apprécier l'état émotionnel d'une personne.

Les histoires contenues dans les livres et les films sont de bien meilleures alliées pour apprendre les émotions. Elles montrent à la fois ce qui cause une émotion et la manière de gérer des émotions négatives d'une façon raisonnée et efficace.

Il existe un grand nombre de supports permettant d'enseigner à un enfant le nom d'une émotion et de la gérer, grâce à un livre. Après une période d'adaptation très courte, les enfants qui utilisent la CAA peuvent aussi apprendre à utiliser le même type de supports. L'article de blog de Carole Zangari est une bonne façon de commencer : Gérer les émotions : Il y existe 5 manières de générer des expressions liées à une émotion pour un apprenant de la CAA. Il existe également 5 supports visuels correspondant aux émotions et aux sentiments.

Un impact particulier sur les apprenants de la CAA.

Tout ce dont nous avons parlé jusqu'ici est valable à la fois pour les enfants qui peuvent faire usage de la parole comme ceux qui communiquent grâce à la CAA. Cependant, les apprenants de la CAA sont davantage enclins à rencontrer des difficultés supplémentaires qui rendent cet apprentissage encore plus complexe.

Les différences de traitement sensoriel

Les enfants qui ont besoin de la CAA sont plus sensibles aux différences au sens où ils doivent traiter des informations sensorielles. Cela est principalement vrai pour les personnes qui souffrent d'autisme. Cela dit, toute personne qui présente des différences neurologiques affectant la parole risque de présenter des différences de traitement sensoriel. Ces différences peuvent affecter d'une manière ou d'une autre la manière dont notre cerveau reçoit les informations en provenance du monde extérieur et de notre propre corps.

La vue : Les enfants dont la vision est normale apprennent beaucoup en observant leur entourage. Cet apprentissage inconscient peut inclure l'observation des émotions ressenties par d'autres personnes. L'accès à ce type d'informations représente une part importante de l'apprentissage de la signification d'un mot. Un handicap visuel peut contrarier ce type d'apprentissage. Les enfants qui ont recours à la CAA ont également un risque d’avoir une déficience visuelle corticale. Dans ce cas, les yeux remplissent leur fonction mais la région du cerveau qui interprète ce que les yeux voient ne fonctionne pas correctement. Cela complexifie du même coup l'apprentissage fortuit des mots traduisant une émotion.

L'ouïe : La perte d'audition entrave le langage parlé. Les enfants qui utilisent la CAA et qui n'ont pas de problèmes d'audition, risquent tout de même d'être victime de troubles du traitement auditif. Si la région du cerveau qui analyse le sens du discours ne fonctionne pas correctement, alors l'apprentissage du sens des mots devient particulièrement pénible.

L'intéroception : L'intéroception survient lorsque le cerveau est conscient de ce qui se produit à l'intérieur du corps. Les nerfs des organes envoient l'information au cerveau. C'est ce qui nous permet, par exemple, d'être alerté lorsqu'on a l'estomac plein (ou la vessie), de ressentir le battement de notre cœur, ou encore le degré de tension de nos muscles. Ressentir notre corps est un élément qui rentre en compte dans notre capacité à identifier une émotion. Tout problème lié à l'intéroception peut complexifier l'apprentissage du nom lié à une émotion. Consulter intéroception et problèmes de traitement sensoriel : Ce que vous devez savoir pour décrire l'intéroception.

Comme vous pouvez le constater, toute personne qui connaît ce type de différences de traitement a besoin d'aide pour reconnaître les émotions et apprendre le mot qui permet de les décrire. Heureusement, il existe une bonne méthode pour cela. Une méthode d'enseignement que vous connaissez déjà !

N'oubliez pas de modéliser

Modéliser sur un système de CAA est la meilleure façon de concrétiser un élément interne comme une émotion. Ceci est tout particulièrement vrai pour les utilisateurs de CAA dont le traitement sensoriel est différent. Par exemple, si vous regardez la Belle et la Bête et que vous voyez Belle perdue dans les bois, vous pouvez alors modéliser « Je crois qu'elle a PEUR ». Si un changement d'emploi du temps contrarie un étudiant, vous pouvez modéliser quelque chose du genre « Je crois que tu es FURIEUX ». Si vous allez à l'épicerie avec votre enfant et que vous voyez un autre enfant pleurer, vous pouvez modéliser « Je me demande s’il est FATIGUÉ ou EN COLÈRE ou s'il a FAIM ». Vous n'avez pas besoin de modéliser la phrase complète, mais simplement les mots en majuscules. Ce n'est pas la peine non plus de demander à l'utilisateur de CAA de vous répondre. Vous lui donnez simplement une information relative aux mots permettant de traduire une émotion. Ceux-ci sont accessibles dans son système de CAA. Si l'on ne montre pas à l'utilisateur comment trouver ces mots sur son système de communication, comment pouvons-nous espérer qu'ils nous disent comment ils se sentent ?

Références

  • How Emotions are Made: The Secret Life of the Brain, Lisa Feldman Barrett
  • Widen, S. C. & Russell, J.A. (2008). Children acquire emotion categories gradually. Cognitive Development, 23, 291–312.
  • Widen, S.C. & Russell, J.A. (2015). Do dynamic facial expressions convey emotions to children better than do static ones? Journal of Cognition and Development, 16 (5), 802-811.
  • Interoception and Sensory Processing Issues: What You Need to Know, Amanda Morin
  • How Do You Feel?: An Interoceptive Moment with Your Neurobiological Self, Bud Craig
  • Alexithymia and Autism: When everyone is speaking a different language, Sonny Hallett

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